Cyrille ou la passion de la route
Chauffeur routier
“Moi, la route, c’est ma passion ! Je passe plus de temps dans mon camion qu’avec ma famille, mais c’est l’équilibre qui me va, alors on s’arrange comme ça.” s’exclame Cyrille, alors que je viens de grimper dans son camion. Il y a quelques semaines, il était d’ailleurs aux 24 heures du Mans, au festival dédié aux camions qui se tient en parallèle de la course. Il y est allé avec sa semi-remorque de travail, qui appartient à son patron mais qui lui est attitrée pour la durée de son contrat. Aujourd'hui, il a accepté de partager sa journée avec moi, car je suis curieuse de connaître le quotidien des chauffeurs de poids lourds qu'on voit défiler sur nos routes sans jamais vraiment savoir vers où ils vont, ni pourquoi.
La route, c’est une histoire de famille chez Cyrille. Son grand-père, son oncle, son frère, plusieurs de ses cousins et bientôt son neveu sont des chauffeurs routiers. Lui, il a d’abord fait une formation de paysagiste, avant de devenir maître chien - mais déjà à l’époque il était féru de sports mécaniques et passait ses week-ends sur les circuits de course automobile. Alors qu’il était sur le point d’embaucher à l’armée de terre, il a finalement décidé de passer ses permis poids lourd et de prendre le volant pour en faire son métier. A quarante ans, voici presque vingt ans qu’il sillonne la France. De la camionnette au conteneur, en passant par les livraisons frigorifiques de nuit, il a presque 3 millions de kilomètres à son compteur.
Depuis seize ans, il part de chez lui le lundi avant l’aube avec sa semi-remorque pour ne revenir que le vendredi en fin d’après-midi, si tout va bien. Si tout va moins bien, cela peut tirer jusqu’au samedi en début d’après-midi… Les aléas du métier ! Ses tournées de livraison peuvent traverser tout l’Hexagone. En ce moment, elles se déroulent la plupart du temps entre Lyon et la Normandie, et se terminent pas trop loin de Nantes, près de chez lui. Il parcourt chaque semaine plus de deux-mille cinq cent kilomètres.
Son camion, c’est sa deuxième maison. Dans ce DAF Euro6 de première génération qui roule depuis presque 2 ans, le confort est proche de celui d’un camping-car de luxe : frigo, deux couchettes, générateur d’électricité, chauffage et climatisation de nuit. Il faut avoir fait de la route pour comprendre la valeur ajoutée de ces options. La clim’ de nuit, par exemple, est une avancée majeure : depuis qu’elle est intégrée, les nuits de canicule sont autrement plus faciles, et les journées suivantes, du coup, moins dangereuses...
Cyrille est précautionneux. Il prend soin de son camion comme il le ferait de sa maison : il fait la poussière, nettoie, range, prend le soin de plier harmonieusement les rideaux chaque matin. Petit à petit, aussi, il aménage, il décore. Lumière rouges et blanches à l’extérieur. A l’intérieur : rideaux, tablette et tapis de sol molletonnés assortis. Banderilles souvenirs de vacances en Espagne aux extrémités du tableau de bord. Viendront bientôt le micro-ondes, la télévision et la machine à café, pour les nuits où il faut s’arrêter sans avoir trouvé un relais routier pour l’accueillir. Il conduit même pieds nus ! “Moi, j’enlève mes chaussures en arrivant chez moi, alors en montant dans mon camion, eh bien c’est pareil” résume-t-il, implacablement.
En camion, les journées se suivent et on pourrait croire qu’elles se ressemblent. Pourtant, pas du tout. Le cadre légal est strict : un chauffeur routier a le droit de conduire entre 9 et 10 heures par jour. Les journées se découpent en plages de conduite de 4h30, assorties d’une pause de 45 minutes qui peuvent être fractionnées en 15 puis 30 minutes. Et quand on arrive au bout du temps imparti, il n’y a pas d’excuse qui vaille, il faut s’arrêter et attendre le lendemain, qu’on soit à une dizaine de kilomètres du prochain point de déchargement ou à vingt minutes de chez soi. Alors on conduit avec un œil en permanence sur le compteur qui enregistre le temps de conduite dans l’espoir de pouvoir arriver chez soi toujours un peu plus vite.
Chaque routier y insère sa carte à puce personnelle en début de journée, et tout y est enregistré. En cas de pépin ou de contrôle, tout est transmis en instantané à la police, et bien sûr au patron.
S’installe alors une étrange tension entre l’importance de chaque minute qui passe, et de l’autre le pragmatisme fataliste d’un quotidien fait d’imprévus. Parfois l’entrepôt n’est pas encore ouvert, parfois l’entrée pour décharger est à une autre adresse, parfois il faut attendre, et parfois encore manoeuvrer plus d’une dizaine de minutes pour être bien positionné pour décharger. Partout le temps se perd et Cyrille, calculette en tête, soupire sans se plaindre et me raconte son histoire pour patienter.
Souriant, il me décrit ses galères, l’air de rien : le conteneur fracturé un soir et le matériel informatique dérobé, ou, plus grave, la fois où, en pleine nuit, il a failli s’endormir au volant et a braqué de justesse pour éviter de peu l’accident. Il me montre aussi son cahier de brouillon, dans lequel il note consciencieusement tout ce qui lui arrive. Chaque chargement, déchargement, le temps passé, les coupures, et les tracas : par exemple le bas de la bâche arrachée, ce matin, dans une manœuvre pour passer un portail trop étroit. "Ça me permet de garder une trace, et de retrouver ce qu’il s’est passé, si besoin. Par exemple, une fois, j’ai évité d’avoir une prune car j’ai pu prouver que je ne roulais pas à ce moment-là !"
A chaque arrêt il faut débâcher, indiquer les palettes à décharger, s’assurer que le reste est bien calé, puis remettre la bâche avant de repartir. Un travail plus physique qu’il n'y paraît, et qui peut s’avérer un vrai effort lorsque le vent et la pluie jouent contre lui. Avec des conditions optimales, il y en a pour une petite demi-heure. En une journée, nous avons sillonné 350 kilomètres et fait sept déchargements.
Le midi, Cyrille déjeune d’une salade sur le parking d’une zone industrielle, et s’offre parfois le plaisir d’une pause au restaurant, le vendredi midi. Une ou deux fois par semaine, il s’arrête pour faire le plein. Ça dure une bonne trentaine de minutes ! Le temps de remplir le réservoir de 1000 litres. Le soir, il aime être seul. Prendre une bière, se doucher, dîner au restaurant routier, puis retourner dans sa cabine pour appeler ses filles et sa femme avant de dormir le plus possible avant que le réveil ne sonne encore une fois.
En 20 ans de carrière, il a vu le métier évoluer. L’amélioration de la qualité des camions, les sièges rebondissants, les volants plus petits... L’ouverture de la concurrence à l’Europe aussi, avec des chauffeurs étrangers moins payés et moins encadrés, qui sont venus déséquilibrer le marché. “Aujourd’hui, en France, il n’y a plus de chauffeurs. Mais c’est normal ! Le métier est trop dur et demande trop d’efforts sur la vie personnelle pour trop peu de compensations. Il faut vraiment être passionné pour être prêt à autant de sacrifices.”
Les années qui viennent ? Il les passera sans aucun doute aussi sur la route. Il ajoutera des kilomètres de bitume à ceux qu’il a déjà cumulés, prenant soin de son camion et peaufinant sa décoration, en espérant pouvoir bientôt réaliser son rêve de gosse : que son véhicule soit sélectionné pour le défilé des camions décorés des 24 heures Camions. Une chose est sûre : vous le croiserez au Mans l’an prochain, accompagné cette fois-ci de sa fille Léna. À sept ans seulement, elle est déjà, elle aussi, fan de camions…
4 fun facts
Une appli : Truckfly, qui référence les restaurants routiers, aires de repos, zones de parkings...
Un objet : La soufflette à air comprimé pour faire la poussière dans la cabine
Une musique : Virgin ou Funradio, pour accompagner la route
Un hobby : Les courses de voiture
Merci à VT Transport et aux Transports Vincent Dauphin.